Erkki Tuomioja, Ministre des Affaires Etrangères: Democratie, solidarite et gouvernance mondiale

Intervention au colloque de la Fondation CIDOB sur la guerre et la paix au XXIe siècle – Une perspective européenne Barcelone, le 12 janvier 2002


Notre monde est caractérisé par de nombreux paradoxes. Prenons, par exemple, celui concernant la démocratie. Au cours de l’histoire, la démocratie n’a jamais été aussi répandue qu’aujourd’hui, mesurée tant au nombre absolu que proportionnel des populations qui peuvent élire – et destituer leurs dirigeants politiques dans les élections libres et régulières. En même temps, nous n’avons probablement jamais vu tant de désillusions quant à l’aptitude et à la volonté de nos représentants démocratiquement élus à mettre en oeuvre ce que leurs électeurs attendent d’eux.

Il existe un sentiment croissant selon lequel les forces et les événements influant sur notre vie sont hors du contrôle – notamment hors du contrôle des gouvernements démocratiques. On pense aussi que les hommes politiques – tant dans le gouvernement que de plus en plus dans l’opposition également - sont devenus des marionnettes impuissantes qui ont pour tâche de vendre aux électeurs la version courante du slogan “il n’y a pas d’alternative”. Au lieu d’éprouver le vote comme un choix entre différentes orientations pouvant affecter notre vie, on ressent qu’il s’agit là plutôt d’une sorte de théâtre ou de distraction sans importance, du type même du fatalisme.

Le résultat est que, d’une part, la participation aux élections diminue et, d’autre part, les activités extraparlementaires augmentent. Une petite minorité considère même que la violence est une activité politique justifiée dans des pays démocratiques.

Ce qui nous aide à comprendre ce paradoxe, c’est la mondialisation. L’internationalisation et une interdépendance économique et politique croissante ne représentent rien de nouveau en soi. Ce qui est nouveau, c’est la combinaison de l’internationalisation et du développement spectaculaire de nouvelles technologies, notamment de la technologie de l’information et de la communication, qui passe bien pour une définition concise du phénomène que nous appellons la mondialisation.

La mondialisation n’est pas seulement quelque chose d’inévitable, mais potentiellement positive dans son ensemble.

Elle est positive en raison de ses capacités évidentes de créer la prospérité par une division internationale renforcée du travail et une utilisation plus efficace des ressources rares.

Elle est positive aussi puisqu’elle offre aux individus plus de possibilités de s’épanouir librement et rend les sociétés plus ouvertes. Les gouvernements répressifs ont de plus en plus de mal à censurer ou à contrôler l’utilisation de nouvelles technologies de l’information. Ainsi leur est-il devenu plus difficile de dissimuler les violations des droits de l’homme de même qu’aux autres de les ignorer sans réagir.

Mais nous avons besoin du qualificatif “potentiellement” parce que l’accroissement des richesses et de la prospérité créées par la mondialisation est réparti plus inégalement qu’auparavant, aussi bien au sein des mêmes pays et régions qu’à l’échelle mondiale.

L’emploi de ce terme est aussi nécessaire puisque la mondialisation fondée sur les valeurs néolibérales du marché libre peut intensifier la déterioration de l’environnement. Elle peut aussi menacer les normes fondamentales du travail et affaiblir les syndicats ainsi que défier les cultures nationales et minoritaires.

La mondialisation peut aussi être socialement nuisible, détruisant les communautés traditionnelles et viables et menaçant les systèmes établis d’un Etat-providence qui ne pourront jamais être remplacés par les solutions uniquement basées sur le marché.

“Tout ce qui est solide fond dans l’air”. Voilà comment Karl Marx et Friedrich Engels ont caractérisé le monde il y a plus de 150 ans, mais cette phrase dépeint notre époque, même avec plus de justesse, englobant, d’une manière plutôt bizarre, les résultats de l’attaque du 11 septembre contre les tours WTC. Mais les menaces et les défis identifiés dans le Manifeste communiste ont été contrecarrés et réglés puisque les nouveaux mouvements sociaux – principalement, mais pas uniquement le mouvement ouvrier – pour la démocratie et la justice sociale ont été en mesure d’exploiter le capitalisme et de jeter les bases des Etats-providence dans le monde développé d’aujourd’hui.

Toutefois, le credo international du mouvement ouvrier a essentiellement été un projet national réalisé par les institutions démocratiques des Etats-nations indépendants et souverains. Un projet similaire n’est plus viable. Nous vivons dans un monde où les forces mondiales du marché – même plus menaçantes en raison de leur anonymité – minent ou affaiblissent les instruments que nous avons employés jusqu’ici pour guider nos économies, assurer la sécurité sociale et redistribuer les richesses.

C’est ainsi que la mondialisation a besoin de la démocratie qui oevre à une échelle mondiale et qui est en mesure de mettre en place la gouvernance mondiale à laquelle aspirent nos électeurs de plus en plus sceptiques.

La mondialisation affecte aussi notre sécurité. A l’issue de la Guerre Froide - dans laquelle les forces derrière la mondialisation ont joué un rôle central – une guerre traditionnelle entre Etats n’est plus – malgré les tensions actuelles entre le Pakistan et l’Inde – la menace la plus probable. La sécurité et les menaces pesant sur elle devront être comprises dans un contexte beaucoup plus large que jusqu’ici.

L’éventualité d’une guerre traditionnelle s’étant éloignée, de nouvelles menaces contre la sécurité sont apparues. Elles englobent la déterioration de l’environnement à long terme et les crises environnementales soudaines, la propagation du VIH/SIDA et d’autres maladies contagieuses, une migration incontrôlée, la faillite des Etats entraînant des violations des droits de l’homme et des flux de réfugiés, la criminalité transfrontière, les drogues et le terrorisme.

Les éléments les plus importants de ces nouvelles menaces contre notre sécurité résident en ce que l’accumulation et l’emploi des moyens militaires ne peuvent que dans une mesure fort limitée, si tant est, les parer et que nous ne pouvons pas isoler nos pays par l’érection de barrières de plus en plus élevées sur nos frontières. Ce qui est nécessaire, ce sont un engagement international accru et une coopération multilatérale à tous les niveaux. Pourtant, il reste à voir où le mélange d’un unilatéralisme profondément enraciné et d’un multilatéralisme récent amèneront les Etats-Unis.

Comparés aux questions de sécurité, les défis économiques et sociaux liés à la mondialisation ne sont pas toujours considérés automatiquement comme étant des éléments exigeant les réponses mondiales. Il y a aussi des forces importantes préconisant moins d’intégration et d’interdépendance et plus de nationalisme et de protection.

Il serait bien de pouvoir dire que nous avons déjà établi les institutions d’une gouvernance démocratique mondiale. Malheureusement, beaucoup de gens voient les organisations telles que l’Union européenne, l’Organisation Mondiale du Commerce et l’OCDE comme un problème plutôt qu’une réponse. Les gens ayant de telles opinions ne sont nullement des nationalistes ou protectionnistes bornés (même si un nombre considérable d’activistes antiglobalistes, notamment aux Etats-Unis, doivent être inclus dans ces catégories), mais comprennent des démocrates et internationalistes authentiques.

Leurs préoccupations ne devraient pas être légèrement rejetées. Nous pouvons présenter des arguments valides pour considérer ces institutions comme des instruments d’une mondialisation incontrôlée, fondée sur le marché libre. Les réussites les plus concrètes de l’Union européenne n’ont-elles pas été le Marché unique et l’Union monétaire avec ses stricts critères de convergence anti-keynesians? Les euro-enthousiastes convaincus les voyant comme des jalons politiques sur le chemin vers ”une union de plus en plus étroite”, elles peuvent aussi être caractérisées comme des projets typiquement néolibéraux en vue de renforcer le pouvoir des forces du marché sur la démocratie politique. Egalement, les efforts de l’OMC pour établir les règles d’un système commercial multilatéral peuvent être jugés sous les angles fort opposés. L’OCDE reste un solide bastion du prosélytisme néoliberal.

En fait, les organisations internationales telles que l’Union européenne et l’OMC sont des instruments qui peuvent être utilisés pour des objectifs très différents, dépendant de la volonté et de l’habileté des décideurs. Il n’y a pas lieu de croire pourquoi ces organisations ne pourraient pas être utilisées pour la mise en place d’une meilleure gouvernance mondiale, fondée sur la démocratie et la solidarité et pour s’assurer que les fruits de la mondialisation sont plus équitablement partagés. En effet, c’était le sceptre obsédant Mme Thatcher et une raison importante de son euro-scepticisme.

Si les perspectives d’une meilleure gouvernance mondiale dépendait directement des résultats des élections et du soutien donné aux partis de centre-gauche, elles ne seraient pas très bonnes. Pendant plusieurs années, les partis nominalement de gauche ont été à la tête de la plupart des gouvernements des pays membres de l’UE bien que cela ne se soit guère reflété dans ce que l’UE a fait ou même discuté. Maintenant, cette possibilité inexploitée ne paraît plus viable. La gauche a été écartée du gouvernement en Italie et au Danemark et le Portugal semble leur emboîter le pas.

Heureusement, les tendances actuelles indiquant ce qui, en réalité, devrait être fait ne sont pas directement déterminées par les résultats des élections sur l’axe nominal gauche-droite. Après la Deuxième Guerre mondiale, nous avons, pendant des dizaines d’années, pu témoigner de la mise en oeuvre des réformes sociales et des politiques macroéconomiques keynesianes dans les pays industrialisés et quoique ces politiques aient été quasi intégralement adoptées et réalisées dans les pays ayant les plus puissants mouvements ouvriers (les pays nordiques par excellence), elles n’ont nullement été directement tributaires des résultats des élections, mais ont souvent été adoptées aussi par les démocrates-chrétiens, les conservateurs nationaux et les libéraux sociaux.

Les résultats des élections ne signifient pas nécessairement que l’élan pour pratiquer une politique plus sociale aurait disparu dans le sillage des victoires électorales de la droite. La tendance générale ne favorise plus, depuis un certain temps, le néolibéralisme ni une admiration illimitée des forces du marché ni un individualisme outrancier, mais avance vers les valeurs plus communautaires et la découverte du fait qu’il existe toujours une telle chose que la société et que les gouvernements sont nécessaires pour assurer la sécurité, qu’il s’agisse de la sécurité sociale ou celle du trafic aérien.

Cela signifie aussi que les gouvernements sont de plus en plus sollicités d’oeuvrer pour une gouvernance mondiale qui peut faire face aux défis de la mondialisation.

Quels seraient alors les éléments d’une meilleure gouvernance mondiale que je recherche?

- Renforcement du régime de non-prolifération des armes nucléaires et des systèmes de livraison,

- Renforcement des conventions multilatérales existantes sur les armes biologiques et chimiques,

- Progrès dans les processus de désarmement des armes classiques, notamment la limitation de petites armes et des armes légères,

- Limitation du commerce d’armes, y compris éventuellement une taxe internationale sur les ventes d’armes,

- Aucune crise potentielle, qu’il s’agisse d’un conflit militaire, des violations continues des droits de l’homme, des Etats en faillite, d’une catastrophe environnementale ou humanitaire, si peu importante et limitée qu’elle soit, ne devrait être négligée par la communauté internationale. A part le fait qu’en fermant les yeux sur ces phénomènes signifie de fermer les yeux sur la souffrance humaine, on court aussi le risque de les laisser devenir des crises majeures affectant la sécurité internationale,

- Reconnaissance du fait que l’emploi d’une force militaire, quoique nécessaire et justifié parfois, ne suffit jamais à résoudre les crises et qu’elle ne devrait pas être déployée sans un engagement déterminé pour la gestion civile des crises, les efforts de reconstruction et de développement en même temps,

- Un engagement déterminé vers le multilatéralisme et les Nations Unies réformées, si possible

- Développement des capacités de la gestion des crises internationales qui seraient compatibles avec l’ONU.

- Renforcement de l’Etat de droit à l’échelle internationale et la ratification du traité sur l’établissement du Tribunal pénal international,

- Réforme des institutions financières internationales vers plus de transparence et de démocratie, la rupture avec le consensus néolibéral de Washington, l’action contre les paradis fiscaux,

- Suivi accru et, lorsque nécessaire, un contrôle accru des mouvements de capitaux, y compris les arrangements tels que la taxe sur les transactions financières (taxe Tobin), d’autres mésures anti-spéculatives, etc.,

- Un cycle du développement, dans le cadre de la OMC, en vue de renforcer les capacités commerciales des pays en développement,

- Développement des règles commerciales en coopération avec la OMC et l’OIT et d’autres organisations internationales pour donner plus de poids aux préoccupations concernant l’environnement, les normes fondamentales du travail, les droits de l’homme, les cultures nationales et minoritaires, la protection des consommateurs, le traitement équilibré des droits de la propriété intellectuelle etc.,

- Engagement pour un financement accru du développement sur la base de 0,7% du PNB, en utilisant des instruments tels que le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique en vue de créer de nouveaux fonds,

- Ratification du traité de Kyoto et l’ouverture des négociations sur le Kyoto 2 avec la participation des Etats-Unis,

- Démocratie, les droits de l’homme et l’Etat de droit, principes appliqués avec conséquence, en tant que critères directeurs, dans les relations internationales,

- Evidemment, il n’est pas difficile de présenter les listes telles que celle-ci de toutes les bonnes choses qui devraient être réalisées pour créer un monde meilleur et plus sûr et pour obtenir même un accord général là-dessus, au moins en principe. La vraie question est comment les réaliser.

Et en admettant que nous pouvons obtenir un accord européen sur un programme de gouvernance mondiale, comment pouvons-nous le faire adopter et mettre en oeuvre à l’échelle mondiale si nous savons nous tous que le vrai problème est les Etats-Unis? Je n’ai pas de meilleure réponse que celle que nous donnons lorsque nous parlons de l’avenir de la Russie. En effet, nous devons continuer de chercher à l’engager dans une coopération multilatérale quelles que soient les difficultés, sans lui donner le droit de veto, à avancer là où c’est possible, sur une base plus limitée, et à persuader ceux qui n’adhèrent pas immédiatement de le faire plus tard, comme dans le cas du processus de Kyoto ou du Tribunal pénal international.

Par contraste avec de nombreux programmes pour une meilleure gouvernance mondiale, mes idées ne partent pas des questions institutionnelles, ce qui est une approche normale, notammment s’agissant de l’Union européenne. En vue de faire des progrès réels, nous devons présenter nos institutions sans aucun embellissement. En fin de compte, cette approche aura, elle aussi, tôt ou tard, besoin des réformes institutionnelles, mais celles-ci rencontreront moins de résistance si et lorsqu’elles sont clairement comprises comme étant nécessaires pour avancer au moyen des politiques concrètes qui autrement restent inatteignables.